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Tout juriste connait le Vocabulaire juridique du Professeur Gérard Cornu : l’ouvrage lui fut utile lors de ses études et lui est encore lors de sa carrière. Moins connu parmi les gens du droit est un autre Dictionnaire, celui d’Ambrose Bierce, écrivain américain né en 1842 et supposé mort en 1914 au Mexique, pays pour lequel il parti et dont il ne revint jamais.
Sous forme de feuilleton, Bierce publia par épisode des définitions alternatives dans les journaux américains entre 1881 et 1906. Elles furent rassemblées, pour 998 d’entre elles, en 1911 dans le Dictionnaire du diable. L’on y retrouve une cinquantaine de définitions juridiques et politiques – que nous nous sommes fait un plaisir d’extraire – certes moins utiles aux rédacteurs de dissertes et d’articles de doctrines, mais ô combien plus drôles ! Et à ceux qui s’aviseraient de critiquer sa démarche, Ambrose Bierce répond à la définition d’Absurdités : Objections qui sont portées contre cet excellent dictionnaire.
Alliance. En politique internationale, union de deux voleurs qui ont leurs mains si profondément enfoncées dans les poches de l’autre qu’il leur est difficile de s’en prendre séparément à un troisième.
Art oratoire. Conspiration entre la parole et le geste pour berner l’auditoire.
Bourreau. Officier de la loi chargé de fonctions de la plus haute dignité et de la plus ultime gravité, mais en butte à l’antipathie héréditaire de la populace issue d’un ancêtre criminel. Dans certains États d’Amérique, ses fonctions sont désormais assurées par un électricien.
Canon. Instrument utilisé dans la rectification des frontières nationales.
Complice. Individu associé à un autre individu dans un crime, avec assentiment et pleine conscience dans ses actes, tel un avocat qui défend un criminel quand il sait que ce dernier n’est pas innocent. Ce point de vue sur la responsabilité des avocats n’a pas encore été reconnu par les hommes de la justice, personne ne leur ayant proposé de l’argent pour cela.
Délit. Infraction à la loi qui possède moins de dignité qu’un crime.
Dette. Substitut ingénieux de la chaîne du condamné et du fouet du meneur d’esclaves.
Diplomatie. L’art patriotique de mentir pour son pays.
Droit. Autorité légitime pour faire, être ou avoir ; le droit, par exemple d’être roi, le droit d’être le voisin de quelqu’un, d’avoir la rougeole et de toutes sortes de choses du même genre.
Énoncer un jugement. Succomber à la prépondérance d’une influente partie contre une autre partie.
Exécutif. Office du Gouvernement dont le devoir consiste à imposer les souhaits du pouvoir législatif, et ceci tant que le département judiciaire n’aura pas jugé bon de les déclarer invalides et sans effets. L’extrait qui suit provient d’un livre ancien intitulé Le Martien Abasourdi :
LE MARTIEN : Ensuite, quand votre Congrès a voté la loi, elle va directement à la Cour Suprême pour être examinée, et pour que l’on puisse déterminer si elle est constitutionnelle ? LE TERRIEN : Oh non ; la Cour Suprême n’intervient que si, alors qu’elle peut très bien être en application depuis des années, quelqu’un se met à contester le bien-fondé de cette loi envers lui – je veux dire, envers son client. Le Président, à condition qu’il soit d’accord, l’applique immédiatement. LE MARTIEN : Ah, le pouvoir exécutif est en fait une partie du pouvoir législatif. Est-ce que vos policiers ont aussi à approuver les ordonnances locales qu’ils font respecter ; LE TERRIEN : Par vraiment – pour être exact, pas en tant que fonctionnaires. Mais, d’une manière générale, on peut dire que toute loi demande l’approbation de tous ceux qui tombent sous la coupe de cette loi. LE MARTIEN : Je vois. La peine de mort n’est pas valable tant qu’elle n’a pas été signée par le meurtrier. LE TERRIEN : Non attendez, vous poussez un peu trop loin. Ce n’est pas aussi systématique. LE MARTIEN : Mais ce système qui demande une importante machine judiciaire pour ne censurer que la validité des lois que longtemps après qu’elles aient été mises en application, et seulement quand elles sont portées devant la Cour par des personnes privées – est-ce que cela ne crée pas une grande confusion ? LE TERRIEN : Oui, en effet. LE MARTIEN : Alors pourquoi est-ce que vos lois, avant d’être mises en application, ne sont pas validées non pas par la signature de votre Président, mais par celle du Président de la Cour Suprême ? LE MARTIEN : Précédent. Qu’est-ce que c’est ? LE TERRIEN : Il y a eu une définition faite par cinq cents légistes qui ont écrit trois volumes chacun. Comment voulez-vous le savoir ?
Faire appel. En termes de justice, demander que l’on remette les dés dans le cornet pour un nouveau lancer.
Fou de la Cour. Le plaignant.
Frontières. En géographie politique, ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre.
Gouvernement monarchique. Gouvernement.
Habeas Corpus. Texte de loi qui permet à un homme d’être jeté hors de prison quand il est détenu pour un crime qui n’est pas le bon.
Habitude. Entrave à la liberté.
Homicide. Extinction d’un être humain par un autre être humain. Les homicides sont de quatre sortes : félons, excusables, justifiables et louables, mais la différence n’est guère sensible pour la personne qui a été occise d’une manière ou d’une autre – la classification étant surtout destinée aux juges.
Homme de loi. Personne habile dans le détournement de la loi
Honorable. Affligé d’une entrave dans la portée de ses mains. Dans le corps législatif, il est d’usage d’honorer tous les membres du qualificatif d’honorable ; ainsi “cet honorable gentleman n’est qu’un vil roquet.”
Justice. Article que, dans un état plus ou moins satisfaisant, l’État concède au citoyen en récompense de son allégeance, de ses taxes et de sa contribution personnelle.
Légal. Compatible avec la volonté d’un juge dans sa juridiction.
Logique. Art de penser et de raisonner en strict accord avec les limitations et les incapacités de l’humaine incompréhension. Toute la logique est basée sur le syllogisme, qui présente une proposition majeure, une proposition mineure et une conclusion – ainsi :
Proposition Majeure : Soixante hommes peuvent faire un ouvrage en soixante fois moins de temps qu’un seul homme. Proposition Mineure : Un homme peut creuser un trou pour un poteau en soixante secondes ; donc – Conclusion : Soixante hommes peuvent creuser un trou pour un poteau en une seconde.
Ceci peut prendre le nom de syllogisme arithmétique, dans lequel en combinant la logique et la mathématique, non jouissons d’une double certitude et sommes deux fois comblés de bonheur.
Loi. Un jour la Loi siégeait au tribunal, Et la Pitié gémissait, éplorée. “Va-t-en !” cria l’autre, “fille chicanière ! Ne reviens plus me casser les oreilles. Tu n’as rien à faire devant cette Cour, Sur tes genoux et te tordant les mains.” Comparut la Justice. La Loi cria : “Et de quel droit ? – le diable vous emporte !” ; “Amie de la cour, si vous préférez.” ; “Rejetée !” tonna la Loi – ; “Sortez d’ici – ; “Mais pourquoi ?” ; “Inconnue du tribunal !”
Ministre. Personne qui agit avec un grand pouvoir et une faible responsabilité.
Officier municipal. Criminel ingénieux qui couvre ses indélicatesses en prétendant que les voleurs sont légion.
Paix. Dans les affaires internationales, période de duperie entre deux périodes de combats.
Plagier. Emprunter la pensée et le style d’un autre écrivain que l’on a jamais, jamais lu.
Plaideur. Personne occupée à donner sa peau dans l’espoir de conserver ses os.
Précédent. En justice, décision, règle ou pratique préalable qui, en l’absence d’une loi définie, a toute la force et l’autorité nécessaires à la décision d’un juge, simplifiant particulièrement son inclination à procéder comme il l’entend. Comme il y a des précédents pour tout et n’importe quoi, il lui suffit d’ignorer ceux qui vont à l’encontre de ce qui l’intéresse et d’accentuer ceux qui vont dans la ligne qu’il a choisie. L’invention du précédent élève l’épreuve-de-la-loi bien au-dessus du simple jugement aléatoire, jusqu’au noble rand d’un arbitrage influencé.
Préjudice. Offense d’une nuance dans l’énormité légèrement supérieure à un manque d’égard.
Prérogative. Droit souverain de causer un préjudice.
Procédure. Machine dans laquelle vous entrez tel un cochon et dont vous ressortez comme une saucisse.
Procès. Débat officiel qui a pour but d’apporter la preuve et de consigner l’irréprochabilité des juges, avocats et jurés. À cette fin, il est nécessaire de réaliser un contraste en produisant une autre personne qui est appelé défendant prisonnier ou accusé. Si le contraste est établi avec une suffisante clarté, cette personne est conduite à supporter une affliction aussi grande qu’est rehaussée, pour les vertueux gentlemen, la confortable sensation de leur immunité, ajoutée à celle de leur valeur. De nos jours, l’accusé est invariablement un être humain ou un socialiste, mais à l’époque médiévale, des animaux, des poissons, des serpents et des insectes étaient trainés devant les tribunaux. Un animal qui avait tué un humain, ou pratiqué la sorcellerie, était dûment arrêté, jugé et, s’il était condamné, mis à mort par l’exécuteur public. Les insectes dévastant le blé, le verger ou la vigne étaient cités à comparaitre par un huissier devant un tribunal civil, et après témoignage, argumentation et condamnation, s’ils persistaient in contumaciam, l’affaire était portée devant une haute cour ecclésiastique, qui les frappait solennellement d’excommunication et d’anathème. Dans une rue de Tolède, un troupeau de porcins qui s’était perfidement jeté dans les jambes du vice-roi, fut arrêté sur mandat, jugé et puni. À Naples, un âne fut condamné à mourir sur le bûcher, mais la sentence ne semble pas avoir été exécutée. D’Addosio dénombre à partir des enregistrements de justice une multitude de condamnations de taureaux, de chevaux, de cochon, de coqs, de chiens, de boucs, etc., le plus souvent, il faut l’espérer, pour l’amélioration de leur conduite et de leur vertu. En 1451, une requête fut déposée contre les sangsues infestants des marais près de Berne, et l’Évêque de Lausanne, diplômé de l’Université de Heidelberg, ordonna qu’une délégation de “vers aquatiques” soit présentée devant la magistrature locale. Ceci fut fait et les sangsues, celles qui étaient présentes et celles qui ne l’étaient pas, se virent intimer l’ordre de quitter les marres qu’elles infestaient avant trois jours, sous peine d’encourir la “malédiction de Dieu”. Dans les interminables minutes de cette cause célèbre ne figure rien qui indique si les coupables passèrent outre l’ordre qui leur avait été fait, ou quittèrent sur le champ cette inhospitalière juridiction.
Projectile. L’arbitre ultime dans les disputes internationales.
Propriété. Chose matérielle, sans valeur particulière, qui peut être détenue par A contre la cupidité de B. Tout ce qui gratifie la passion de la possession pour l’un et l’envie des autres. Objet de la brève rapacité puis de la longue indifférence de l’homme.
Quorum. Nombre suffisant de membres d’une assemblée délibérante pour pouvoir délibérer, et statuer. Au Sénat des États-Unis, le quorum est atteint avec le rapporteur du Comité des finances et un messager de la Maison Blanche ; au Congrès, avec le Président et le diable.
Référendum. Loi qui permet de soumettre une nouvelle législation au vote du peuple, et qui montre l’inanité de l’opinion publique.
Réforme. Ce qui satisfait pleinement les réformateurs opposés aux réformistes.
Représailles. Rocher naturel sur lequel est bâti le Temple de la Loi.
République. Nation dans laquelle, la chose gouvernante se confondant avec la chose gouvernée, seule une autorité autorisée peut imposer une obéissance convenue. Dans une république, le fonctionnement de l’ordre social reste un vestige de la soumission dans laquelle vivaient des ancêtres qui, étant fermement gouvernés, se soumettaient surtout parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il existe de nombreuses sortes de républiques, autant qu’il y a d’étapes entre le despotisme dont elles sont issues, et l’anarchie vers laquelle elles tendent.
Résident. Incapable de partir.
Révolution. En politique, changement abrupt dans la forme de désorganisation gouvernementale. Spécifiquement, dans l’histoire américaine, substitution d’un règlement administratif pour un règlement ministériel, à travers lequel le bien-être et le bonheur du peuple avancent d’un grand demi-pouce. Les Révolutions sont en général accompagnées d’une considérable effusion de sang, laquelle était inévitable – cette dernière appréciation étant faite par ceux qui n’ont pas eu la malchance de voir couler leur sang. La Révolution Française est d’une valeur incalculable pour le Socialiste d’aujourd’hui ; quand il tire sur les ficelles qui agitent sa carcasse, ses mouvements saccadés plongent dans une indicible terreur les dictateurs sanglants suspectés de vouloir établir l’ordre et la loi.
Secondaire. Moins répréhensible.
Sénat. Groupe de gentlemen d’un certain âge chargés de hautes responsabilités et de sombres méfaits.
Serf. Imbécile qui, ayant un bien propre, entreprend également de prendre en charge ce qui est confié par un autre à un tiers.
Serment. En Droit, invocation solennelle à la Déité, que l’on effectue avec un degré de conscience garanti par une sanction en cas de parjure.
Shérif. En Amérique, le chef de l’exécutif au niveau d’un comté, dont les devoirs les plus caractéristiques dans quelques-uns des États de l’ouest et du sud, consistant à attraper et à pendre les vauriens.
Terre. Nom de notre planète, mais aussi de la surface de celle-ci, considérée comme état susceptibles d’être sujette à la propriété. Le principe de propriété qui permet l’appartenance privée est l’une des fondations de notre société moderne, et reste d’une importance considérable dans son organisation. Poussé à sa conclusion logique, il signifie que certains ont le droit d’empêcher l’existence d’autres personnes ; car le droit de propriété implique le droit d’occuper avec exclusivité ; et, dans les faits, des lois interdisant même le passage sont promulguées partout où la propriété territoriale est reconnue. Il s’ensuit que si l’ensemble habitable de terra firma est en possession de A, B et C, il n’y a plus d’endroit pour D, E, F et G afin de naître, et, même s’ils étaient nés clandestinement, plus d’endroit pour exister.
Tuer. Créer une vacance sans nommer un successeur.
Voleur. Homme d’affaires candide.
Voleur de cadavres. Celui qui frustre les vers de leur pitance. Personne qui approvisionne les jeunes médecins d’une matière première que les vieux médecins ont fournie aux Pompes Funèbres.
Vote. Acte et symbole du droit d’un homme libre de faire de lui-même un sot et son pays un chaos.
Le Dictionnaire fut traduit en français une première fois par Jacques Papy en 1955, préfacé par Jean Cocteau. Cependant, nous utilisâmes la traduction de Bernard Sallé, publiée en 1989 mais jugée plus fidèle à l’ouvrage original.