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La jurisprudence des baisers

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« Un baiser légal ne vaut jamais un baiser volé. »

Confessions d’une femme, Guy de Maupassant

Quelle différence entre un baiser sur la joue et sur la bouche ? Sont-ils dans tous les cas signe de sentiments amoureux ou amicaux ? Les juges français ont eu à en débattre au Tribunal de grande instance de Béthune et à la Cour d’appel de Douai en1973. Après tout : ils sont la bouche de la loi.

Venons-en aux faits. Au volant de sa DS, un chef d’entreprise croisa sa femme de ménage à vélo à qui il proposa de la conduire sur leur lieu de travail commun, fixant la bicyclette sur le toit de la voiture. Commence alors le vaudeville juridique : la cycliste fut reconnue à bord du véhicule par la maîtresse de son propre mari alors qu’elle posait ses lèvres sur son patron, agissant de manière « insinuante et imprégnée de vitriol »[i]. Les faits furent rapportés au mari par sa maîtresse, permettant à ce dernier de fonder une demande de divorce devant le TGI de Béthune pour violation du devoir conjugal.

Après avoir estimé que le fait de prendre à bord de sa voiture son employée n’excédait pas l’entraide normale entre deux personnes travaillant ensemble, le Tribunal se prononça sur« l’incidence des baisers échangés »[ii] dont le témoin n’a pu rapporter s’ils furent donnés sur les joues ou la bouche. Le professeur François Terré divise alors la motivation des juges du fond en deux parties : des baisers « en général » d’abord puis de ceux sur la bouche[iii].

« Attendu, d’une part, qu’une telle attitude ne pourrait être répréhensible que si les baisers étaient localisés sur la bouche […] ; en effet, de simples baisers sur la joue peuvent n’être que la marque d’une franche amitié.

En admettant qu’il s’agisse de baisers sur la bouche, que cette licence ne serait gravement injurieuse que si elle s’était répétée, un baiser isolé ne fait qu’égratigner le contrat conjugal ; cette égratignure doit normalement se cicatriser et ne rend pas intolérable le maintien du lien conjugal. »

Par ces attendus favorables à la cycliste amoureuse, le tribunal rejeta la demande de divorce de son mari. Le Doyen Carbonnier accueillît aussi mal cette décision que le mari forcé de le rester, en regrettant que les juges du fond : « écoutent facilement – sans doute trop – ceux qui, maris ou femmes, mais surtout maris… leur exposent que […]un coup de canif n’est pas une violation grave et que la vie commune est toujours tolérable à qui sait fermer les yeux »[iv].

Jean-Gaston Moore[v], au contraire, salua cette décision : « Les juges de Béthune nous réconfortent, dans le monde de morosité et de tristesse de nos contemporains où il est difficile d’imaginer être les descendants de la génération des revues de Rip, de celles du cabaret « Le chat noir », d’un cortège d’artistes ou de rapins, au ventre creux, mais au cœur gai. »[vi]

Malheureusement pour Moore, la Cour d’appel de Douai[vii] annula ce jugement l’année suivante estimant que : « l’appréciation des premiers juges sur la gravité des baisers plus ou moins localisés et plus ou moins répétés est des plus discutables ».

Paradoxalement, ils ne s’empêchèrent pas de s’attarder sur les agissements des amants. Le décor : une « nuit tombante dans une voiture en stationnement [avec bicyclette sur le toit peut-être ?] », pendant laquelle « les deux susdits s’embrassaient en se tenant par le cou ». Bien que déplorant les raisonnements labiaux des juges de première instance, ils établirent leurs motivations sur ces mêmes embrassades auxquelles ils ajoutèrent les câlins des intéressés[viii].

Nous remercions le Professeur François Terré de nous avoir fait découvrir cette jurisprudence amoureuse dans son Dictionnaire du droit insolite publié en 2016 chez L.G.D.J. en espérant qu’il publiera un deuxième tome !


[i] TGI deBéthune, 12 juin 1973.

[ii] François Terré, « Baisers », Dictionnaire insolite du droit, éd. L.G.D.J., 2016, p. 13.

[iii] Ibid., p. 14.

[iv] Jean Carbonnier, Droit civil. 2/La famille, l’enfant, le couple, éd. Presses Universitaires de France, 1999, p. 452.

[v] Décédé subitement en 2016, le plus bel hommage lui fut rendu par Bruno Vergé et François Xavier Charvet dans la Gazette du Palais, 12 juillet 2016. Nous en conseillons la lecture : https://www.gazette-du-palais.fr/wp-content/uploads/2017/12/784.pdf

[vi] Jean-Gaston Moore, in Gazette du Palais, 9 novembre 1974.

[vii] Cour d’appel de Douai, 26 septembre 1974 ; Gazette du Palais, 23 septembre 1975.

[viii] Il s’agit en réalité davantage d’une considération sur la violation de la fidélité. Voir : Catherine Philippe, « Quel avenir pour la fidélité », in Droit de la famille, n°5, mai 2003, chron. 16.

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